WHEN TWO DICTATORS MEET. QUAND DEUX DICTATEURS SE RENCONTRENT





Quand deux dictateurs se rencontrent, d’Éduardo MANET, une pièce extraite du recueil « Théâtre contre l’oubli », publié par "Amnesty International" en 1996.



Quelque part dans le monde, deux dictateurs se rencontrent. Ils sont vieux. Vieux, mais taillés dans le roc. Visages granitiques, regards de joueurs de poker. Maîtres de leur propre jeu. Les corps sont massifs, les gestes lents. Et pour cause… chacun porte un épais gilet pare‑balles, par mesure de précaution. Le premier sous une élégante veste signée par un styliste à la mode, l’autre dissimulé sous l’épaisse vareuse de son uniforme. Rencontre au sommet qui fera date dans l’Histoire. Les deux hommes, protégés par des vitres blindées, se trouvent sur la terrasse d’un palais, sorte de forteresse construite au sommet d’une vertigineuse montagne et où l’on ne peut accéder qu’en hélicoptère.

Isolés du reste du monde, les deux hommes se parlent, sans témoins. Ils n’ont aucune raison particulière de se rencontrer. Caprice. Coup de tête. Aucune raison, si ce n’est le voluptueux plaisir d’être en face de son double, son reflet, la présence charnelle et puissante d’un dictateur comme soi.

Pour mieux tenir au secret leur rencontre et déjouer de possibles pièges, leurs appareils policiers leur ont donné des codes, composés du chiffre 1 et des deux premières lettres de l’alphabet : A et B. Comme les deux hommes s’estiment d’une égale puissance, ils ont tiré au sort l’ordre de leur dialogue. Pile – pour le 1-A, face pour le 1-B.

Ils viennent de dîner. Ils ont parlé – comme ils disent – « à bâtons rompus », « à cœur ouvert », « les yeux dans les yeux ». Imbus de leur pouvoir, les dictateurs ne craignent pas d’utiliser les clichés les plus éculés.

1-A sirote une menthe à l’eau, 1-B boit de la camomille.

1-A. Tu ne fumes plus tes fameux cigares aromatiques… Tu ne bois plus d’alcool… tu refuses le café… ordre du médecin ?

1-B. Self-control, autodiscipline, mon cher. Comme toi. D’après ce que j’ai entendu dire, tu t’interdis l’alcool, le tabac, tous ces stimulants exquis mais nuisibles à la santé.

1-A. Eh oui, la discipline avant tout ! Hélas, finir un bon repas en buvant de la menthe à l’eau relève de l’exploit, tu ne trouves pas ?

1-B. Seigneur ! Un homme, passe encore, un homme qui ne se résigne pas à perdre la bataille. Mais une femme ! Je hais les Pasionarias* de toutes sortes. Ce sont les plus redoutables. Je partage ton inquiétude… mais ce que je ne comprends pas, c’est…

Il se ressert une rasade de cognac et la vide d’un trait.

1-A. Dis-moi, qu’est-ce que tu ne comprends pas, mon ami ?

1-B. Que tu n’aies pas trouvé le moyen de la faire taire… nous disposons d’un tel arsenal de tortures…

1-A. J’ai tout essayé. Toute la panoplie des instruments les plus sophistiqués. Pressions. Promesses. Séduction. Chantage. Torture physique et mentale. Je lui ai même offert un billet d’avion, de l’argent. L’exil doré. Rien, je te dis, rien n’y fait. Cette pensée résiste, et je n’arrive pas à briser cette résistance. Cette femme est aujourd’hui à l’isolement complet. Dans un silence total, des lampes puissantes braquées sur elle jour et nuit, pour lui faire perdre le sens du temps et de l’espace…

1-B. Je vois de l’amertume dans ton regard. Pourtant, ne contrôles-tu pas la situation ? Personne ne résiste à cette sorte de traitement. Ta prisonnière aura beau hurler, devenir folle, seul le silence lui fait écho.

1-A. Elle ne hurle pas. Elle ne parle même pas. Elle n’émet pas un son.

1-B. À la bonne heure. Où est le problème alors ?

1-A. Elle pense. Et cette pensée vogue en toute indépendance, traverse les murs de sa cellule. Rien ne l’arrête, ni le fer ni la pierre. Elle défie tous les barrages.

[…]

Me voici au sommet du pouvoir et cependant obsédé par cette conviction… Même si je transforme le pays en prison, même si j’envoie la population au cimetière, je serai vaincu. Car je suis déjà vaincu par la force de ce paradoxe : le dictateur est prisonnier de son propre pouvoir. La liberté, elle, est inscrite dans les gènes de l’homme. Une seule pensée indépendante sur cette planète remet en question le pouvoir absolu. Un jour ou l’autre, le temps nous rattrape, et le pouvoir plie, comme un taureau foudroyé dans l’arène.


1-B. Je veux prouver à moi-même et au reste du monde que cette tasse de camomille représente le triomphe de la volonté. « Voyez, je suis le maître de mes désirs… »

1-A. Comme tu es le maître absolu de ton pays.

1-B. Oui, toi et moi régnons en maîtres absolus sur nos pays respectifs.

1-A. Le maître absolu… et pourtant… me voilà confronté à un problème délicat.

1-B. Comment est-ce possible ? Tout est en ordre, le silence règne, aucune voix ne s’élève jamais pour nous contredire. Car nous avons réussi, toi et moi, à instaurer « le principe du monologue ». Ta presse écrit ce que tu lui dictes. Ta radio diffuse les informations que tu lui donnes… Tu rappelles constamment aux citoyens que tu gouvernes en apparaissant tous les jours sur les écrans de télévision… Et si quelque inconscient ou naïf prétend élever la voix contre nous, toi et moi savons comment le faire taire. Nos prisons ne sont-elles pas remplies de dissidents ? Il y a toujours de la place dans nos cimetières et nos fosses communes pour quelques fusillés ou disparus de plus. Nous savons comment bâillonner les voix de la discorde, nous n’hésitons pas à user de la terreur.

1-A. Les voix… peut-être… mais comment faire taire la pensée…

1-B. Plaît-il ? Ai-je bien compris ?

1-A. Oui, oui, tu as parfaitement compris. Mon problème, c’est qu’une pensée, une pensée libre, s’oppose à moi en toute impunité !

Le choc est rude. Le dictateur 1-B, n’y tenant plus, s’approche du bar et se verse une longue rasade de cognac.

1-B. Nom de Dieu ! Une libre pensée, dis‑tu ? Un homme ?

1-A. Non, une femme.

1-B. Ce que tu dis est atroce. J’avoue que moi aussi, dans des moments de cafard où je me sens un peu seul, à chaque anniversaire de ma prise de pouvoir, par exemple, je me demande : jusqu’à quand ? À quel moment faudra-t-il que je rende compte, face à l’Histoire, de mes actes passés ? Et dans ces moments-là, je me demande quoi faire. Y a-t-il un remède ? Sans doute as-tu une idée là-dessus ?

1-A. Ne rien changer. Continuer comme si nous étions éternels. Frapper ! Frapper toujours plus fort. Ne jamais renier. Peux-tu t’imaginer ouvrant les portes de tes prisons, te repentant de tes erreurs, suppliant la veuve et l’orphelin de t’accorder leur pardon, parcourant le monde à pied pour expier tes fautes ? Serais-tu prêt à le faire ?

1-B. Nom d’un chien, non ! Plutôt crever tout de suite !

1-A. C’est aussi ce que je me suis dit. Et malgré cela, cette obsession ne me quitte pas. Toi qui es un sage, mon frère, peux-tu me dire le secret de cette fascination qu’exerce le mot liberté sur les êtres humains ?

1-B. Ah, si je le savais… crois-tu que je serais un dictateur ?

Les deux hommes s’approchent de la terrasse qui donne au-dessus du vide. À travers les vitres blindées à l’épreuve des balles, l’espace à l’infini s’étend à leurs pieds. Un coup de tonnerre lointain, un éclair fugitif annoncent un orage imminent. Impressionnés, pris d’une soudaine et viscérale panique, les deux dictateurs se serrent les mains à la vue des noirs nuages qui s’amoncellent.

Comments

Popular posts from this blog

GAGAN GUPTA’S MASTERFUL TRICK! LA MAGISTRALE ENTOURLOUPE DE GAGAN GUPTA !